Chapitre 16

 

Ses classeurs et ses dossiers ont été posés en tas, répartis entre les étagères et l’armoire à rideau. Dans un carton posé à même le sol, Mathilde découvre le contenu de son tiroir – vitamine C, Doliprane, agrafeuse, scotch, feutres, Tipp-ex, stylos et fournitures variées.

Il n’y a jamais eu de photos de ses enfants posées sur son bureau. Ni vase, ni plante verte, ni souvenir de vacances. À l’exception de son poster de Bonnard, elle n’a rien apporté de chez elle, n’a pas cherché à personnaliser son espace, à marquer son territoire.

Il lui a toujours semblé que l’entreprise était un lieu neutre, dénué d’affects, où ces choses-là n’avaient pas leur place.

 

 

Elle a été transférée dans le bureau 500-9. Elle va ranger ses affaires, s’installer. Elle essaye de se persuader que cela n’a aucune importance, que cela ne change rien. Elle est au-dessus de ça. Se serait-elle attachée à son bureau comme à une chambre ? C’est ridicule. Ici au moins, elle est loin de Jacques, loin de tout, à l’autre bout.

Au bout du bout, là où personne ne va, sauf pour les toilettes.

 

 

Mathilde s’assoit sur son nouveau siège, le fait pivoter, vérifie que les roulettes fonctionnent. La table et la desserte sont recouvertes d’une fine pellicule de poussière. Métallique, le caisson de rangement n’est pas assorti avec l’ensemble. D’ailleurs, à y regarder de plus près, le mobilier du bureau 500-9 est constitué de pièces disparates, correspondant à différentes périodes de l’entreprise : bois clair, métal, formica blanc. Le bureau 500-9 est privé de fenêtre. La seule source de lumière provient de la surface vitrée qui le sépare, à mi-hauteur, du local à fourniture. Lequel donne sur l’extérieur.

De l’autre côté, le bureau 500-9 jouxte les toilettes Hommes de l’étage, dont il est séparé par un mur en contreplaqué.

Dans l’entreprise, on appelle le bureau 500-9 « le cagibi » ou « les chiottes ». Parce qu’on y perçoit très distinctement le parfum Fraîcheur des glaciers du spray désodorisant pour sanitaires, ainsi que le roulement du distributeur de papier hygiénique.

La légende raconte qu’un stagiaire dissipé aurait établi pendant plusieurs semaines des statistiques précises sur le nombre de passages aux WC et la consommation moyenne de PQ de tous les cadres de l’étage. Un tableau sous Excel qui serait parvenu, à la fin de la période d’étude, sur la table du Directeur Général.

C’est pourquoi le bureau 500-9 reste vide. La plupart du temps.

 

 

Mathilde a posé Le Défenseur de l’Aube d’Argent devant elle. Il s’en faut de peu qu’elle lui parle, ou plutôt qu’elle murmure, sur un ton de prière, « alors, qu’est-ce que tu fais ? ».

Le Défenseur de l’Aube d’Argent a dû s’assoupir quelque part, s’égarer dans les couloirs, se tromper d’étage. Comme tous les princes et les chevaliers blancs, Le Défenseur de l’Aube d’Argent fait preuve d’un sens de l’orientation discutable.

 

 

D’où elle se trouve, porte ouverte, Mathilde peut surveiller les allées et venues. Compter, constater, établir d’éventuelles correspondances. C’est une distraction comme une autre.

D’ailleurs Éric vient de passer. Il regardait droit devant lui, il ne s’est pas arrêté.

Mathilde écoute les bruits, les identifie un par un : verrou, ventilateur, jet d’urine, papier, chasse d’eau, lavabo.

Elle n’a même pas envie de pleurer.

Elle a dû glisser par mégarde dans une autre réalité. Une réalité qu’elle ne peut comprendre, assimiler, une réalité dont elle ne peut saisir la vérité.

Ce n’est pas possible. Pas comme ça.

Sans que rien, jamais, n’ait été dit. Rien qui puisse permettre de passer outre, de réparer.

 

 

Elle pourrait téléphoner à Patricia Lethu, lui demander de descendre sur-le-champ et constater qu’elle ne dispose même plus d’un ordinateur.

Elle pourrait jeter ses dossiers à travers la pièce, de toutes ses forces contre les murs.

Elle pourrait sortir de son nouveau bureau, se mettre à hurler dans le couloir, ou bien chanter Bowie à tue-tête, mimer quelques accords plaqués sur une guitare, danser au milieu de l’open space, onduler sur ses talons, se rouler par terre, histoire qu’on la regarde, histoire de se prouver qu’elle existe.

Elle pourrait appeler le Directeur Général sans passer par sa secrétaire, lui dire qu’elle n’en a plus rien à foutre de la pro-activité, de l’optimisation des savoir-être, des stratégies win-win, du transfert de compétence, et de tous ces concepts fumeux dont il les abreuve depuis des années, qu’il ferait mieux de sortir de son bureau, de venir voir ce qui se passe, renifler l’odeur nauséabonde qui a envahi les couloirs.

Elle pourrait débarquer dans celui de Jacques armée d’une batte de base-ball et détruire tout, avec méthode, sa collection de vases de Chine, ses gris-gris rapportés du Japon, son fauteuil « Direction » en cuir, son écran plat et sa base centrale, ses lithographies encadrées, les vitrines de son meuble de rangement, elle pourrait arracher de ses propres mains ses stores vénitiens, d’un geste ample balancer toute sa littérature Marketing par terre et la piétiner avec rage.

 

 

Parce qu’il y a cette violence en elle, qui enfle d’un seul coup : un cri contenu trop longtemps.

Ce n’est pas la première fois.

La violence est venue il y a quelques semaines, quand elle a compris jusqu’où Jacques était capable d’aller. Quand elle a compris que cela ne faisait que commencer.

 

 

Un vendredi soir, alors qu’elle venait de rentrer chez elle, Mathilde avait reçu un appel de la secrétaire de Jacques. Jacques était retenu en République Tchèque, il s’était engagé à écrire un article pour le journal interne sur l’innovation Produit au sein de la filiale, il était débordé, il n’aurait pas le temps. C’est pourquoi il avait chargé Barbara de contacter Mathilde. L’article devait être rendu le lundi matin au plus tard.

Pour la première fois depuis des mois, Jacques lui demandait quelque chose. Par personne interposée, certes. Mais il sollicitait son aide. Pour cela, il avait dû prononcer son prénom, se souvenir qu’elle avait rédigé pour lui des dizaines de textes qu’il avait signés sans en déplacer une virgule, admettre qu’il pouvait avoir besoin d’elle, ou, tout au moins, qu’elle appartenait au périmètre de son service.

Cela aurait pu tomber mieux. Mathilde avait prévu de partir deux jours chez des amis avec les garçons. En outre, elle avait posé une demi-journée de congé le lundi matin pour le contrôle radiologique qu’elle devait effectuer après le déplâtrage de son poignet.

Elle avait accepté. Elle se débrouillerait.

Elle était partie à la campagne avec son portable, avait travaillé une bonne partie de la nuit du samedi au dimanche. Le reste du temps, elle avait ri, joué aux cartes, participé à la préparation des repas. Elle s’était promenée avec les autres le long de la rivière, elle avait respiré à pleins poumons l’odeur de la terre. Et quand on s’était inquiété de savoir si, à son travail, les choses s’étaient arrangées, elle avait répondu oui. La demande de Jacques lui avait suffi pour croire que la situation pouvait évoluer, revenir à l’état antérieur, croire que tout cela au fond n’était qu’un mauvais moment, une crise qu’ils allaient surmonter et qu’elle finirait par oublier, parce qu’elle était comme ça : sans amertume.

 

 

Dès le dimanche soir, elle avait envoyé l’article à Jacques via la messagerie de l’entreprise, à laquelle elle pouvait se connecter à distance. Il l’aurait dès son arrivée le lundi matin ou peut-être même le soir s’il était rentré. Elle s’était endormie avec un sentiment d’accomplissement qu’elle n’avait pas éprouvé depuis longtemps.

Le lendemain, Mathilde avait accompagné Théo et Maxime à l’école, elle s’était rendue ensuite à son rendez-vous à l’hôpital où elle avait attendu une bonne heure avant d’être reçue. Plus tard dans la matinée, elle était repassée chez elle, elle avait profité de ce moment de liberté pour ranger le placard des garçons et repasser quelques vêtements. À treize heures, elle avait acheté un sandwich à la boulangerie d’en bas, puis elle était descendue dans le métro. Les rames étaient presque vides, le trajet lui avait semblé fluide. Elle était passée à la Brasserie de la Gare pour prendre un café au comptoir, Bernard l’avait complimentée sur sa bonne mine. À quatorze heures pile, elle avait franchi les portes de l’immeuble.

Jacques l’attendait. À peine Mathilde était-elle sortie de l’ascenseur qu’il s’était mis à hurler.

— Et l’article ? Et l’article ?

Mathilde avait perçu le point d’impact, dans l’estomac.

— Je vous l’ai envoyé hier soir, vous ne l’avez pas reçu ?

— Non, je n’ai rien reçu. RIEN. J’ai attendu toute la matinée, je vous ai cherchée partout, et j’ai dû annuler un déjeuner pour écrire ce putain de papier que je vous ai demandé vendredi soir ! Je suppose que vous aviez mieux à faire que de consacrer quelques heures de votre week-end à l’entreprise.

— Je vous l’ai envoyé hier soir.

— C’est ça.

— Je vous l’ai envoyé, Jacques. Si ce n’était pas le cas, vous savez très bien que je vous le dirais.

 

— Eh bien il serait temps que vous compreniez comment fonctionne votre messagerie.

 

 

Visages apparus dans l’entrebâillement des portes, coups d’œil furtifs jetés dans le couloir. Abasourdie, Mathilde était restée silencieuse. Le souffle court, appuyée contre le mur, elle avait dû reprendre étape par étape ce qu’elle avait fait à son retour le dimanche soir, avant de parvenir à visualiser la scène : elle avait mis le couvert, glissé la pizza dans le four, elle avait demandé à Simon de baisser la musique, puis elle avait branché le portable, oui, elle s’était revue en train de l’allumer, assise devant la table basse. Ensuite elle avait forcément envoyé l’article, ce n’était pas possible autrement.

Et puis elle s’était mise à douter. Elle n’était plus si sûre. Elle s’était peut-être interrompue et n’avait pas envoyé le mail. Elle avait peut-être fait une erreur de manipulation, elle s’était trompée de destinataire, elle avait oublié la pièce jointe. Elle n’était plus sûre de rien. Elle avait peut-être oublié d’envoyer l’article. Tout simplement.

 

 

Le couloir était vide. Jacques était reparti.

Mathilde s’était précipitée dans son bureau, elle avait allumé son poste, entré son mot de passe, attendu que tous les icônes apparaissent et que l’anti-virus effectue les contrôles, tout cela lui avait semblé durer des heures, elle sentait son cœur battre dans son cou. Enfin elle avait pu ouvrir la boîte des messages envoyés. Le mail y figurait, sur la première ligne, daté de la veille, à 19 h 45. Elle n’avait pas oublié la pièce jointe.

De son bureau, elle avait appelé Jacques pour qu’il vienne voir par lui-même, ce à quoi il avait répondu suffisamment fort pour que tout le monde l’entende : « Je n’ai rien reçu et je me fous de votre bonne conscience. »

 

 

Jacques mettait en doute sa parole.

Jacques lui parlait comme à un chien.

Jacques mentait.

Il avait reçu l’article. Elle le savait. Il s’en était même probablement inspiré pour écrire le sien.

Mathilde lui avait renvoyé le mail.

Pour lui prouver que.

C’était vain, ridicule, un sursaut pitoyable pour continuer à tenir debout.

 

 

Pour la première fois, elle avait vu Jacques mort. Les yeux révulsés. Pour la première fois, elle s’était vue tirer à bout portant, elle avait imaginé le coup de feu, puissant, irrémédiable. Pour la première fois, elle avait vu le trou au milieu de son front. Net. Et la peau brûlée tout autour.

Plus tard, l’image était revenue, et puis d’autres. Jacques étendu sur le sol, à l’entrée de l’immeuble, l’attroupement constitué autour de son corps, le filet de mousse blanche au coin de sa bouche.

Jacques dans la lumière bleue du parking, se traînant sur les coudes, les jambes brisées broyées écrasées, implorant son pardon.

Jacques poignardé avec son coupe-papier en argent, pissant le sang sur son fauteuil « Direction ».

 

 

Sur le moment, les images l’avaient soulagée.

Ensuite, Mathilde avait eu peur. Que quelque chose lui échappe, l’emporte, quelque chose qu’elle ne pourrait empêcher.

Les images étaient si nettes, si précises. Presque réelles.

Elle avait eu peur de sa propre violence.

Les heures souterraines
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